Le livre ouvert : Remembrances ACCUEIL


Christian Talbot Publications
La pioche.

J’ai souvent, dans mon enfance, entendu mon père dire, alors qu’il se frottait l’œil droit : « Écoute mon “zoziau” ! » Et, de fait, j’entendais : « Crouic, crouic …», sous sa paupière.
J'étais très jeune quand il m'a raconté l'anecdote qui, selon lui, était à l'origine du phénomène.
Si j'ai bon souvenir, ils avaient projeté, Popaul et lui, une partie de pêche. Préliminaire indispensable : la collecte des esches (2) . En l'occurrence, des vers de terre. À la pioche ! Le terrain devait être dur ou ils n'avaient pas trouvé d'autre outil ? Quoi qu'il en soit, c'est Popaul qui maniait la pioche et Pierrot qui ramassait les lombrics.
Deux ou trois coup, un peu de terre remuée, un bout de machin qui s'agite (on ne sait jamais si c'est la tête ou la queue), un index et un pouce qui se tendent et qui pincent le gigoteur, le tirent délicatement et le laissent tomber dans une boite de conserve rouillée. Pendant ce temps, la partie métallique de l'engin repose sur le sol et Popaul se repose.
C'est tout simple et quasi mécanique, on fait ça sans y penser, en se dépêchant tout de même parce que le plus intéressant c'est, à vrai dire, de leur apprendre à nager …
Y a-t-il eu faute de l'un ou de l'autre ? Popaul a-t-il relevé précocement son outil ? Pierrot s'est-il penché à nouveau, sans crier gare pour extirper une nouvelle victime ? En tout état de cause, l'extrémité pointue de la pioche et l'arcade sourcilière de Pierrot se rencontrèrent violemment et la pioche ne ressentit pas de douleur.

J'ai remarqué depuis plusieurs années que mes yeux, le droit ou le gauche indifféremment, produisaient des « Crouic, crouic …», quand, particulièrement lorsque j'étais fatigué, je les frottais du doigt. Et ce, sans que pour autant j'aie jamais rencontré de pioche …

(2) ascarides, asticot, aiche, èche, esche, lombrics, … tout ce qu'on met au bout d'un hameçon.
  La barbaque.

« De la viande de boucherie, dans mon enfance, je crois bien que je n'en mangeais qu'une fois par an ! Et encore, elle n'était pas aussi bonne que celle-ci. Immangeable, à vrai dire ! »
Comme il fait encore froid, j'ai fait un pot-au-feu autour d'une noix de joue de bœuf.
« Il y avait parfois un lapin suicidaire s'étant pris par mégarde dans quelque collet ou encore une poule qui, devenue trop vieille, ne pondait plus et passait à la casserole. Mais autrement, ma mère n'avait pas les moyens d'acheter de la viande.
Par bonté d'âme, peut-être, ou charité chrétienne, Marguerite (1)nous invitait, ma mère, ma sœur Aline et moi, à partager le rituel pot-au-feu du mardi gras dans leur maison construite par l'oncle Lucien à la sortie du village.
Pour moi, ce repas était une corvée abominable. D'une part, parce que je devais rester à table pendant des heures sans dire un mot, d'autre part à cause de cette carne qu'on m'obligeait à manger, alors que je n'aimais pas ça, et sur laquelle les autres s'extasiaient.
J'en mettais un morceau en bouche et le mâchais et le remâchais sans trouver le moment propice pour l'avaler. Du coup, au bout de quelques minutes, je me retrouvais à rouler sur ma langue une boulette cartonneuse tant elle était sèche. Certaines ont dû rejoindre billes et bouts de ficelle au fond de ma poche.

Une fois, je m'en souviens bien (et pour cause !), le déjeuner terminé, on m'autorise à sortir pour aller jouer. Je sors de la maison et je me précipite vers le chemin. Et, au moment où je pose la main gauche sur le montant de la barrière en vue de la tirer vers l'arrière pour l'ouvrir, un choc suivi d'une violente douleur stoppe mon geste.

(1) Vous savez, la "bignole" parisienne ! (voir "Annexe".)
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