Le livre ouvert : Remembrances ACCUEIL


Christian Talbot Publications
Petit à petit, la barre s'aplatit en largeur et s'allonge. Mais pas d'une égale manière au dessus et en dessous. N'étant pas spécialiste, je ne saurais dire le “pourquoi”, mais toujours est-il que la partie qui reçoit les coups du marteau s'allonge davantage que celle qui ne subit que le contrecoup de l'enclume. De sorte qu'en même temps qu'elle s'allonge, la barre se courbe. Tout l'art du maître permettant de faire coïncider le moment où les deux extrémités se rejoignent et celui où la circonférence est à la bonne taille, en tenant compte à la fois du chevauchement nécessaire à la “soudure” (13) et du retrait inhérent au refroidissement du métal. C'est ce retrait qui solidarisera finalement l'ensemble.
Or donc, le matin, quand il passait le long de l'atelier (pas le temps de s'arrêter), qu'il était joli le son clair du marteau sur l'enclume ! Mais le soir, quand rien ne le pressait, les étincelles visibles en dépit de la crasse accumulée sur les carreaux, les odeurs d'huile chaude ou de copeaux d'acacia fraîchement levés “à la plane”, le mystère que dégageait cet antre chichement éclairé, devaient concourir à ce que le jeune garçon s'arrêtât sur le seuil en vue de se gaver de toutes ces sensations et en faire son profit.
C'est ainsi que, retraité, il retrouvera entre autre, sans jamais les avoir pratiqués auparavant, les gestes justes du faucheur (au dard) ou du faiseur de paniers …
Le moment qu'il préférait était le cerclage. Moment ultime où tout pouvait s'avérer vain si une seule manœuvre n'avait pas été ou n'était pas, dans l'instant, correctement exécutée.
La roue se trouvait alors placée sur un axe de fer, scellé dans le mur perpendiculairement à ce-lui-ci, et pouvait donc tourner librement, quelques centimètres au dessus d'une sorte d'auge métallique à moitié remplie d'eau. Dans le sol de terre battue, était creusée une rigole circulaire qu'on remplissait des braises de la forge. Le cercle de métal, une fois posé dedans, chauffait de manière uniforme sur toute sa circonférence.

(13) En fait, les extrémités qu'il faut bien amincir se soudent sans apport de matière sous l'effet de la chaleur et des coups. Certains gougnafiers osent poser un rivet !
  Devenu rouge sombre, il était saisi par deux pinces à la fois et immédiatement présenté à la roue de bois qui grésillait du fait de l'abondante humidification préalable. Mise en rotation, quelques coups de marteau ou simplement de pince pour assurer l'alignement et le contenu d'un broc d'eau versé avec ce qu'il fallait de lenteur pour assurer le refroidissement du métal et tout était dit.
Se parlaient-ils ? Ce jeune garçon, à l'âge des “pourquoi ?” et des “comment ?” n'avait-il pas mille questions à poser ? Ma fréquentation des artisans me les montre plutôt bon enfant et, fiers de leur ouvrage, prêts à en expliquer tous les rudiments et les subtilités à qui voudrait s'y intéresser. Cependant, les souvenirs de mon père me laissent entendre que celui-ci était taciturne et peu loquace.
Son certificat d'études en poche, mon père souhaita entrer en apprentissage chez un garagiste, pour faire mécano comme son frère (14). Las, Philomène trouvant ce métier trop salissant (c'est elle qui faisait bouillir la lessiveuse), lui imposa la menuiserie. Ce que l'on nomme aujourd'hui un deuxième choix, mais il s'en accommoda et l'aima tant, que, quand il eut l'ambition d'évoluer, il ne se retourna pas vers ses anciennes amours mécaniques mais vers l'ébénisterie, branche la plus sophistiquée des métiers du bois. Il en deviendra le plus brillant représentant de sa génération (“une patte exceptionnelle”, disaient ses professeurs à l'École Boulle), puis transmettra son savoir à vingt-cinq promotions de l'école D'Alembert.

À La Borde, Pierrot passait chaque matin et chaque soir devant la maison (15) où vivait son père, mais cela, il ne le savait pas encore.

(14) Alphonse TALBOT, devenu riche et célèbre dans les années 25 / 30 sous le pseudonyme de René BOTAL (respect pour la famille) en se suspendant par les dents à un trapèze accroché à la queue d'un avion au cours de meetings. Son collègue, Roland TOUTAIN, jouira d'une notoriété supérieure en faisant, par la suite, un peu de cinéma.
(15) à la construction de laquelle il a participé : Souchard, son maître d'apprentissage, étant chargé de l'aménagement intérieur, Pierre posa le parquet du grenier.
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