Le livre ouvert : Remembrances ACCUEIL


Christian Talbot Publications
Quelques années plus tard, Pierre est alors assez grand et a durablement subi le comportement qu'il qualifie de “sadique” de sa mère. Moi, je l'ai seulement vue couper en deux des limaces avec un vieux couteau rouillé ou des guêpes avec des ciseaux … Lui fut fouetté avec des genêts verts ou parfois avec des orties, pour quelques clous perdus sous ses sabots au cours de vadrouilles sur des chemins empierrés.

Ils avaient travaillé aux champs tout un après-midi et on ne pensait guère, à l'époque, à emporter de quoi se désaltérer. Il faut savoir que, vivant sans mari et en dépit d'une constitution assez frêle, Philomène "charruait" (5) elle-même ses champs et fauchait son blé comme un homme. Bref, ce jour-là, elle rentre assoiffée. L'intérieur du logis est sombre : fenêtres petites et volets clos pour préserver la fraîcheur. On s'éclaire encore à la lampe à pétrole et il ne fait pas suffisamment noir pour l'allumer. Le vaisselier est posé sur une vieille table dont la partie inférieure est occultée par un rideau simplement punaisé. Derrière le rideau, des bouteilles, toutes à peu près semblables, sont groupées : l'huile, le vinaigre, le cidre, le pétrole …
Sa “pépie” (6) est telle qu'un verre est superflu. Elle saisit au juger (elle aurait dit “au son du doigt” – expression que j'adore) ce qu'elle pense être la bouteille de cidre et s'en administre une grande lampée au goulot. Surprise ! c'était le pétrole lampant. Pierre assiste à la scène. «J'en ai ri sous cape», ajoute-t-il en me le racontant. Elle n'aurait pas apprécié de le voir rire ouvertement mais il ne put s'en empêcher, voyant là une petite revanche offerte par le destin.

(5) Tracer des sillons avec une charrue.
(6) C'est, bien sûr la soif, mais cela désigne aussi, me semble-t-il, un mauvais goût dans la bouche consécutif à des aigreurs d'estomac.
  Papillon.

« Ah, la vache ! Celle-là, elle m'en a fait voir de toutes les couleurs !
C'était une vache de la plus pure race limousine (7) : robe unie fauve à poil long, légèrement frisé, et cornes rectilignes de plus de trente centimètres. Il n'y en a plus beaucoup aujourd'hui, remplacées qu'elles ont été, même en Creuse, par les charolaises ou les normandes.
Celle-ci était unique pour ne pas dire exceptionnelle.
À une époque, elle fut pratiquement notre seule source de revenus. Le veau annuel que l'on vendait et surtout son lait : un litre par jour, c'est ce que ma mère versait à sa sœur en guise de loyer pour la maison des Tailles. La crème, le beurre, le “caillé” que nous consommions venaient de ce lait.
Dès que j'ai été en âge, j'ai eu pour tâche de l'emmener au pré et de l'y garder. Garder les vaches n'est pas trop fatigant, en principe. D'ordinaire, d'ailleurs, quand elles sont dans un enclos, il n'est pas besoin de les surveiller. J'aurais dû me douter que, si ma mère tenait à ce que je demeure sur place, il y avait une raison. Et Philomène devait en savoir plus long qu'elle ne m'en disait.
Par exemple, elle bouffait les tuiles (pas ma mère, la Papillon, bien sûr !). Sur le chemin de son pré ou au retour, on traversait le village. Les toits, couverts de tuiles d'argile, n'étaient bordés d'aucune gouttière et leurs bords étaient à moins de deux mètres du sol. Si je ne faisais pas attention, elle se rapprochait du mur, levait la tête, arrachait une tuile avec ses dents et partait au petit trot en la mâchouillant. Évidemment, dès qu'il en manquait une, on savait que c'était elle mais c'est moi qui me faisais disputer. Du coup, je passais mon temps à l'éloigner des murs à grands coups de bâton, ce qui s'avérait parfois inutile parce que, lorsqu'elle avait décidé un truc, il n'y avait pas grand chose à faire pour l'en empêcher.

(7) Outre la qualité de sa viande, la limousine a une capacité maternelle exceptionnelle : la facilité de vêlage, 92 % de vêlage facile sans aide et 6 % avec aide ; 0 % de césarienne. Elle se caractérise aussi par sa grande fertilité et sa longévité. Elle élève et nourrit bien ses veaux, même en milieu difficile. La taux de mortalité des jeunes veaux est très faible. Elle possède aussi des qualités de rusticité héritées de sa sélection dans une région pauvre. Elle mange un fourrage médiocre sur un sol granitique déminéralisé et acide, et supporte les écarts de température sur des reliefs qui atteignent 1000 m d'altitude. (Wikipédia)
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