L’héritage de Félix.
« Quand il a su que, chez Souchard, on ne m'enseignait pas grand chose et que j'y faisais sur-tout le larbin, mon frère m'a proposé de venir travailler à Vierzon et de vivre chez lui où il hébergeait déjà le jeune frère de sa femme, Jeannot. Je me suis empressé d'accepter. René avait de l'argent, une entreprise qui marchait bien, et il en a fait profiter sa famille. C'était un homme très généreux.»
En 1938 donc, Pierre travaillait en tant que menuisier chez un dénommé Veillat, rue de Puy Bertaut, dans le quartier nord-est dit Vierzon–village. Devenu plus tard ébéniste, il aimait à dire : « Je n’aime pas trop les gens qui me-nuisent. »
Mon père précise : « Il n'y avait pas d'atelier : on travaillait dans l'ancienne étable de la ferme. Je revois encore les “ouillères” (stalles en patois) qui s’alignaient au milieu de la salle. Au début, on fabriquait des garde-manger qui se vendaient dans les commerces de Vierzon. Après, on a fait des meubles de cuisine en bois blanc. Puis il a fait construire de nouveaux locaux ; il a baptisé sa fabrique “Au chêne massif” et on s'est mis à fabriquer des salles à manger. Les commandes affluaient. »
« Veillat avait travaillé, étant jeune, dans une usine de batteuses fonctionnant à la vapeur. Il avait installé dans un coin une de ces chaudières qu'un “arpète” alimentait à longueur de jour-nées avec tous les déchets de bois : sciure, copeaux, chutes diverses, plus peut-être un peu de charbon pour faire l'appoint. Reliée à une monstrueuse dynamo par une courroie de grosse toile large comme une main, ça fournissait toute l'électricité nécessaire au fonctionnement de l'atelier. C'était déjà très écolo ! »
Le dimanche après-midi, Pierrot a le droit de sortir dans Vierzon ; René lui donne 5 francs “pour aller faire le jeune homme”. Avec ça, le garçon peut se payer un paquet de cinq cigarettes, une place de cinéma, une entrée au dancing et, peut-être, un rafraîchissement. Il n’est pas évident de traduire cela en terme de pouvoir d’achat année 2007. Cependant, il ne semble pas déraisonnable de penser qu’il faille aujourd’hui 15 € pour couvrir des dépenses identiques. Petite anecdote, cinéma et dancing se partagent la même salle : à la fin du film, on fait |
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sortir tout le monde, on fait glisser les rangées de fauteuil sous la scène tandis que s’y installe le petit orchestre et entrent à nouveau ceux qui veulent danser. Généralement les mêmes personnes car, à l’époque, tout le monde danse, jeunes et vieux, sur les mêmes musiques.
Gardons seulement en mémoire que 5 F (de l'époque) = 15 € (environ).
Félix est mort (probablement d'un cancer) le 5 juin 1938. Les “grands” (Mine, René, Marie et Aline) se réunissent pour le partage des biens. Philomène, dont le divorce d'avec Félix a été prononcé le 8 novembre 1921, ne peut prétendre à rien. De toutes façons, elle ne veut rien avoir à faire même avec la mémoire de son ex qu'elle a diabolisé et dont elle dit pis que pendre depuis près de vingt ans. À tel point que, pour son jeune fils, il est purement et simplement fou.
Cependant, les enfants proposent à Philomène qui est toujours en location à Grand'Sagne et ne perçoit aucun revenu (21), d'aller vivre à La Borde dont ils demeureraient propriétaires en indivision. Hauts cris de la grand-mère outrée (22). Combien de mois refusera-t-elle de déménager ? À mon avis, pas plus de deux. Car Pierre me raconte que sa première semaine de congés payés, il est venu la passer chez sa mère, à La Borde ! Il a fait le trajet depuis Vierzon à vélo. Un vélo robuste qui, quelques années plus tard, sera transformé en vélo de femme par un forgeron local. Ma mère ne l'utilisera que très peu, mais il enchantera mes virées d'adolescent.
Mon père se plaisait à dire : «Les congés payés, on les a pas volés !» Et, de fait, en 36, comme nombre d’autres, ils firent la grève, chez Veillat. “Sur le tas”, comme on dit. C’est à dire sur le lieu de travail, occupant les locaux. Lui n’était pas syndiqué. Mais, grâce à son “coup de patte assez exceptionnel”, le patron l’avait “à la bonne” et il avait le redoutable avantage de prendre fréquemment la parole au nom de ses camarades. Un jour, les dits camarades constatent qu’il fait de plus en plus froid dans l’atelier et suggèrent de demander au patron d’améliorer leur sort. Pierrot ne se démonte pas et sollicite des couvertures. «Talbot, t’est quand même gonflé !» lui lance le père Veillat. Puis il fournira les couvertures demandées.
(21) Ce n'est qu'en 45, je pense, qu'elle aura droit à ce qu'on appelle à l'époque retraite des vieux travailleurs, aussi nommés "économiquement faibles". (22) C’est moi, le petit-fils, qui raconte. |