Quand le père Amartin cerclait les roues de charrettes.
Ce n'est pas moi qui dis “le père”. C'est mon père. Il s'agit en fait du grand-père des jumeaux, Jean-Pierre et Daniel Amartin, avec qui nous jouions, ma sœur et moi, en vacances chez la Philomène (notre grand-mère paternelle), à La Borde. Elle terminait ses jours dans la maison de son ex-mari, Félix, père de ses cinq enfants. Ils n'y vécurent jamais ensemble.
Imaginez un petit garçon, dans les années 1920, qui faisait une lieue (quatre kilomètres) à pied chaque matin, en sabots (9), par tous les temps, pour aller à l'école. Et autant le soir pour rentrer.
Il m'a dit un jour : «Je crois que je ne savais pas marcher : je courais tout le temps !» Courir avec ça aux pieds, j'arrive à peine à l'imaginer.
Quand je dis “quatre kilomètres”, c'était peut-être un peu moins, grâce au chemin de traverse. En partant du lieu dit “les Tailles” (10) (village de Grand'Sagne) on laissait, à gauche la route de Villesigne en descendant vers le ruisseau de “la Ganne de la Rue” (11).Là, au lieu de faire le grand tour, on prenait un petit chemin montant à travers bois pour rejoindre le hameau du Chevesron avant de redescendre vers la Borde où on rejoignait la grand route de Bonnat. C'est juste après ce hameau que le père Amartin avait son atelier.
Et le père Amartin était charron. Ce métier a ceci de fabuleux qu'il unit le fer et le bois, qu'il fait de celui qui le pratique un menuisier autant qu'un forgeron.
Probable qu'il n'ait su ni lire ni écrire. Non plus que dessiner un plan ou l'interpréter. Mais il savait compter. Les plans, il les avait en tête et au bout des doigts. Tout était affaire de proportions. Avait-il jamais entendu parler du théorème de Thalès, de la théorie des fractions, du nombre "pi" ? J'en doute également.
(9) Des sabots fabriqués par un dénommé Chareille, "sabotiers de père en fils" depuis des générations. (10) Le tail, c'est l'écurie ou l'étable. Quand nous jouions aux petits chevaux et que nous mangions le cheval d'un adversaire, nous l'envoyions "au tail". Ces Tailles-là renvoient certainement à une coupe de bois. Il est également probable que Grand'Sagne soit une grande saignée (la grande "sagne"), coupe de bois toute en longueur. (11) Ne me demandez pas ce qu'est une "Ganne", je n'en sais rien (se prononce [gãn]). En revanche, la Rue est un ruisseau. |
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Cependant, lorsqu'il avait taillé puis disposé en étoile autour du moyeu (12) les rayons, assemblé en périphérie les différents morceaux de ce qu'on doit bien nommer la jante, le tout sans colle ni vis ni clou d'aucune sorte, seulement des tenons et des mortaises, il savait déjà quelle longueur aurait la barre de fer qui cerclerait le tout.
Car d'une simple barre, de section plus ou moins carrée, il ferait un cercle quasi parfait.
Chauffer à la forge, actionner le soufflet pour raviver les braises, saisir à l'aide d'énormes pin-ces, poser sur l'enclume, battre. Ah ! Quel rythme ! Seule compte la hauteur à laquelle le marteau est levé. Après, le choc des métaux produit le rebond que le bras amplifie jusqu'à la hauteur voulue. Puis, la masse retombe de son propre poids. Et ainsi de suite, sans rupture : deux ou trois coups sur la barre suivis d'un coup “à vide”, sur l'enclume tandis que la main gauche, prolongée par la pince, déplace quelque peu la pièce. Dès que la couleur du métal n'est plus du rouge souhaité, on retourne le chauffer.
(12) D'après mon père, ces moyeux dont les axes devaient contenir des roulements à billes ou peut-être déjà à aiguilles, étaient achetés tout faits. |