Autre exemple. Pendant qu'elle broutait, je m'installait sous un arbre pour bouquiner. J'adorais en particulier les romans de Jules Vernes. Au bout de quelques lignes, je plongeais dans l'histoire et plus rien d'autre n'existait. Parfois, je n'en sortais qu'au coucher du soleil mais, généralement, je reprenais conscience de la réalité à la faveur d'une fin de chapitre. Là, surprise, ma vache avait disparu. Je dis ça parce que c'est arrivé plusieurs fois. Toujours pareil : la barrière était ouverte et l'anneau de coudrier (8) tressé servant à sa fermeture pendait sagement sur le piquet.
Les premières fois, j'ai pensé qu'on me faisait une farce. De retour chez nous, je retrouvais la Papillon dans la cour ou en train de brouter le bord du talus. Et jamais personne ne s'est pointé vers moi, la gueule fendue, en disant : « J't'ai bien eu, hein !» ce que n'auraient pas manqué de faire mes copains si ça avait été l'un d'entre eux. Alors qui : un voisin ? ma mère ? C'était pas clair.
J'ai jamais trop aimé qu'on se paye ma tête.
Un jour, donc, arrivé dans le pré, je m'assieds sous mon arbre, je fais semblant de lire et je guette à la barrière, celui ou celle qui viendra l'ouvrir.
De longues minutes se passent, et rien. La vache mange, bien tranquillement, une touffe d'herbe par ci, un coup de langue par là. À ce moment-là, je suis encore à cent lieues de deviner l'incroyable vérité. Ma Papillon se trouve le long de la haie, là où l'herbe est plus haute. Pourtant, insensiblement, elle se rapproche de la sortie.
Soudain, c'est à peine si j'en crois mes yeux, je constate que sa corne gauche est engagée entre la barrière et le piquet, et qu'elle remonte discrètement vers l'anneau. En quelques secondes, il pendouille au bout de la corne qui le dépose délicatement au sommet du piquet.
Tout ça prend du temps mais je la laisse faire, observant, incrédule, la suite des événements. Si je n'avais pas été aussi attentif, je n'aurais rien remarqué.
Toujours broutant comme si de rien n'était, elle opère un demi-tour, glisse sa corne droite sous la traverse supérieure de la barrière qu'elle soulève. Deux pas vers la gauche, une sorte de hochement de tête et la corne se retire : la voie de l'évasion est désormais tracée sur laquelle elle s'engage résolument.
(8) noisetier. |
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De mon côté, j'en sais suffisamment et je me lance à sa poursuite. Après quelques minutes de course, elle se retrouve coincée jusqu'à mi-corps dans un roncier et je lui fais payer, à grands coups de bâton, tous les tourments qu'elle m'a fait subir.»
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