Le dernier fils de Félix.
Félix était donc mon grand-père paternel. Ce que je sais de lui tient en peu de mots et tout le mystère qui l'entoure me le rend à la fois très cher et totalement étranger.
Il était employé des Chemins de Fer Paris – Lyon – Marseille (P.L.M.). Officiellement chef de chantier, quasiment ingénieur. Ses collègues et lui devaient construire les maisons de garde barrières, des tunnels et les ponts le long de la voie ferrée. Tout un peu sur le même modèle, ne différant qu'à cause des contraintes du relief. J'ai eu en mains un carnet sur lequel il prenait des notes pour son travail : il s'y trouvait des croquis de ponts dessinés avec une précision et une minutie telles que chaque pierre de meulière y avait une forme spécifique.
Comment a-t-il connu Philomène ? Que furent les premières années de leur mariage, les naissances d'Emma, d'Alphonse, de Marie et d'Aline (16)? Probablement mouvementées compte tenu du caractère de la Philo. J'ai entendu dire qu'étant jeune fille, elle buvait du vinaigre censé affiner la taille ; qu'un jour, elle était rentrée du bal en valsant tout au long du chemin (quatre kilo-mètres). Le dit chemin n'étant qu'empierré, autant dire qu'à l'arrivée, ses chaussures étaient ruinées. Et qui fut son cavalier ? Son beau-frère, le frère de Félix …
En 14-18, Félix est mobilisé en dépit de son âge avancé (il est né en 1876). Mais il ne part pas au front du fait de ses compétences techniques. Cependant, à son retour en Creuse, prestige du combattant ou retour de tendresse, ils se remettent en ménage et partent vivre dans l'Est, vers Toul où tout est à reconstruire. Illico, Philo se retrouve pour (au moins) la cinquième fois, enceinte. Se refusera-t-elle désormais à lui ? Lui reproche-t-elle cette grossesse qui mettra par ailleurs sa santé en péril (17)? D'autres dissensions minent-elles le couple ? Allez savoir. Quoi qu'il en soit, c'en est trop ! Elle demande le divorce (18) et retourne vivre chez sa mère, emmenant sa plus jeune fille, Aline, et Pierre dans ses langes.
(16) son premier prénom est Philomène. (17) Grave décalcification qui lui mettra la colonne vertébrale en tire-bouchon et fera tomber toutes ses dents. (18) Une rareté pour l'époque, et elle l'obtiendra ainsi que la garde des enfants. Félix a-t-il pris les torts à son compte ? En avait-il ? |
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À La Borde, les allées du jardin sont bordées de bouteilles enterrées, goulot vers le bas, le cul dépassant d'une dizaine de centimètres. La légende raconte que, se sachant condamné par un cancer, il aurait décidé de descendre une bouteille de champagne chaque jour jusqu'à sa mort. Une fois vide, il aurait enterré les “cadavres” le long des allées de son jardin. Je n'ai pas compté les jalons mais, à vue de nez, il n'y en a pas plus de cent cinquante.
Ce devait être en 33 ; mon père était en apprentissage à Bonnat et s'y rendait à vélo. En passant à La Borde, une femme le hèle ; il met pied à terre et s'approche : c'est la “Lisabeth” (19), il la connaît de vue, elle habite une maison à même pas deux cents mètres de celle de Félix. Ils sont en train de causer, elle sur le bord de la route, lui de l'autre côté de la barrière (20), s'y appuyant des avant-bras. Elle dit : « Tiens, Pierrot, je te présente ton père ! » Le jeune garçon détaille un peu mieux la silhouette qu’il aperçoit au passage plusieurs fois par semaine.
C’est un homme assez costaud, le dépassant d’une bonne tête, vêtu comme tous ceux du coin d’un pantalon de velours côtelé brun retenu par des bretelles élastiques sur une chemise de flanelle aux manches roulées au-dessus des coudes. Il distingue mal le visage assombri par un canotier de paille mais sa mère lui a tant de fois dépeint son père comme un monstre qu’il enfourche sa bicyclette et file “à toute pédale” sans demander son reste.
Quand Simone, en vacances chez ses tantes de “la Croix”, passait sur la route, Félix et elle se saluaient “fort civilement”. Ce sont ses propres termes.
(19) Qui habitait une maison en face de la ferme des Jarreau. (20) En patois, on dit la "quiède". |