Certains marchent dans l’eau (5), c’est thérapeutique ; d’autres, les plus nombreux, sur le sable humide et ferme : le sec est mou et on s’y tord les chevilles.
Bon, la plupart ne sont pas de la toute première jeunesse : quelques uns, entre deux âges, parcourent le rivage à grandes enjambées décidées, traduisant leur volonté de combattre l’engourdissement ambiant. Mais, globalement, c’est surtout une activité de “jubilados” (6) qui, devisant, promènent à pas lents leurs esthétiques souvent douteuses, claudicant un peu comme s’ils avaient un pied sur le trottoir et l’autre dans le caniveau.
Au passage des groupes, les joueurs de raquette bloquent la balle. Ceux qui sont assis sur le sable saluent les marcheurs de connaissance qui, parfois, s’arrêtent et prolongent les salutations d’un brin de conversation. Les assis se lèvent poliment, on serre les mains, on fait la bise, on s’agglutine et ce tas, les autres marcheurs devront le contourner au risque de se prendre une “tabla” (7) dans les chevilles ou d’écraser malencontreusement la tour sud du château que “son Papa il a aidé son Titi à le faire”.
Bref, à un moment ou à un autre, tout le monde marche. Sauf les abrutis et les impotents. Ceci me dédouanant du fait que, moi aussi, je marche.
Rester sur le sable à faire le lézard trente minutes sur une face, trente minutes sur l’autre, crème indice soixante sur tout le corps qu’on doit renouveler après chaque trempette indispensable sinon tu crève de chaud, très peu pour moi.
Et pour que “Mémère” bouge ses fesses de sa serviette et vienne échanger quelques baballes après avoir remis son “soutif” parce que “sinon à mon âge ça ballotte trop c’est pas beau”, il faut se lever de bonne heure ; ce qui est rarement le cas en vacances.
Mais ça aussi, c’est “mauvaises excuses, faux fuyant et compagnie”.
En fait, j’aime marcher : déguster le paysage en faisant bien attention d’articuler au maximum mon gros orteil “rigidus”, emplissant mes poumons d’air chaud, saluant mes connaissances, ramassant la baballe échouée à mes pieds, percevant, en un flot de bribes, une conversation polyglotte et colorée.
(5) Sur l’eau, je n’en ai jamais vu … (6) “retraités”, en espagnol. (7) Courte planche de surf sur laquelle, à plat ventre, on se laisse porter par les rouleaux jusqu’au rivage. |
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C’était en 2002, ou peut-être 2003. J’abordais une zone de rochers nécessitant toute mon attention et mon regard demeura plusieurs secondes ancré sur mes pieds. Lorsque je le relevai, un “collègue” s’apprêtait à fouler, tout comme moi mais de l’autre côté, le sable de la petite crique.
Il devait être 13 heures et, comme je me dirigeais vers la guardia, j’avais le soleil dans l’œil. Vêtu d’un shorty genre “moule boules”, à peine un peu enrobé à la taille, le menton haut et le torse bombé, il ondulait dans l’eau jusqu’aux chevilles.
Les Espagnols pensent de que “los delgados” (8). (sous entendu, passé trente ans) sont homosexuels, du fait que ce sont les seuls à faire attention à leur ligne : les vrai machos sont bedonnants. Et ceci en est probablement une bonne illustration.
Deux ou trois mètres avant que nous ne nous croisions, son regard, jusqu’alors lointain, se posa sur moi et, ondulant de plus belle, il arbora une moue sans équivoque tout en battant vivement des cils qu’il a, par ailleurs, noirs, fournis et d’une longueur incroyable. Dans mes yeux, il ne dût lire que la stupéfaction.
Au retour, car on revient toujours, même schéma. À cette différence près que c’est à lui que Phébus faisait plisser les paupières.
Entre-temps, je l’avais déjà baptisé “belle ténébreuse” (9) ce qui fait que son œillade assassine (10) glissa sur ma mine hilare comme la bave du crapaud … etc.
Nous nous croisâmes de nouveau, cette année-là et la suivante, nous contentant d’un hochement de tête ou d’un « Hola ! » un peu guindé. Puis il disparut du paysage pendant plusieurs années.
Je l’ai revu cet été, dans une file d’attente (11) pour la distribution d’eau (12). Un peu empâté, les épaules tombantes, racines grises sous crinière de jais. Nous avons échangé, comme de vieux copains ou des voisins de longue date, quelques phrases banales sur le beau temps, les vacances, la famille …
Puisqu’il ne me voyait plus comme une proie, l’angoisse de me faire draguer s’était évanouie et je pouvais l’aborder en individu civilisé.
San José, le 9 septembre 2007.
(8) Les hommes minces. (9) ou, peut-être, “ojos dulces” car il m'arrive de penser en Espagnol. (10) Elles le sont toujours … (11) Non, je ne dirai pas “faisant la queue”. |