Le livre ouvert : Souvenirs. ACCUEIL


Christian Talbot Publications
Desperate housewife.

Ma mère était une femme d'intérieur désespérée.
Désolé petite sœur, je sais que je devrais dire "notre mère", mais en l'occurrence je ne suis pas sûr que la mère dont je veux parler soit aussi la tienne. Nos souvenir sont tellement variés et nos sensations si différentes qu'il me semble utile de faire cette distinction(1).
J'ai failli commencer par écrire que la mère de mon enfance fut une souillon. Ce qui est évidemment partial, exagéré, réducteur. Cependant, quand je contemple la masse de souvenirs que j'ai d'elle, c'est celui qui ressort en premier.
Il s'agit d'une journée ordinaire. Pourtant, elle se compose de petits faits récurrents qui se superposent les uns aux autres et finissent par ne faire plus qu'un. Ce pourrait être un jeudi, puisque je suis à la maison, ou alors je suis malade (mais pas trop, pas suffisamment en tout cas pour être au fond de mon lit). Je peux avoir six ans aussi bien que 10 ou 12. Ça n'a pas d'importance, toute cette période me semble avoir été ainsi faite.
Le réveil a sonné, posé de son côté pour qu'elle puisse l'éteindre très vite sans trop réveiller son seigneur et maître. Il est 5h45. Elle s'est levée et a quitté le lit à quatre pattes en longeant le cosy en direction de "la salamandre"(2) pour ne pas avoir besoin d'enjamber son homme. Elle est allée dans la cuisine préparer le petit déjeuner de papa : un grand bol de café au lait avec des morceaux de pain émietté dedans (probable souvenir des soupes matinales d'antan). Six heures tapantes, le bol fumant est sur le bord du lit, papa déjeune installé "à la romaine". Trente minutes plus tard, il quittera la maison pour n'y revenir qu'à 19h30.
Commence alors pour maman une longue journée à tuer, ponctuée d'incontournables.
Elle est retournée dans le lit pour profiter du moment qu'il lui reste avant de réveiller les enfants qui doivent partir à l'école. Il est trop hasardeux de se rendormir pour si peu. Alors elle pioche un bouquin à la tête du lit : "Le lys dans la vallée", "Le vicomte de Bragelonne","Vent d'est, vent d'ouest"...

(1) J'ai pu le vérifier en diverses occasions : étant l'aînée, tu as des souvenirs plus précis que les miens. Sont-ils plus objectifs pour autant ?
(2) C'est la marque du poêle à charbon qui réchauffait l'eau des 4 radiateurs de l'appartement.
  Il y en a des dizaines de la même collection. Je pense qu'elle les a tous déjà lus, mais c'est pour elle un plaisir sans cesse renouvelé que de se plonger dans des univers dépaysants, historiques, voire exotiques.
7h30, elle toque à la cloison pour nous réveiller. Rien qui m'horripile davantage. Du coup, je la laisserais cogner au moins trois fois avant de me lever. Ou pas, puisque je ne vais pas à l'école aujourd'hui.
Elle aura préparé le café au lait, les tartines, nous aura tancé pour que nous passions chacun notre tour à la salle de bains : toilette de chat, il fait froid.
Elle traînera encore au lit un bon moment. La concierge sonnera pour apporter le courrier. Elle ira lui ouvrir puis, la porte refermée, y restera l'oreille collée pour écouter ce que disent les voisins.
Soudain, il est déjà 11 heures. Ma sœur, d'un peu plus de deux ans mon aîné, passera récupérer Jean-Yves(3) à la maternelle. Moi, une "hirondelle" m’aurait fait traverser le boulevard Arago et je serais déjà sur le trottoir de la maison (si j’étais allé à l’école).
Cela peut sembler un cliché mais il est vrai qu'elle nous accueillera en robe de chambre et pantoufles, des bigoudis sur la tête parfois.
Le repas sera frugal : notre père ne lui laisse que le strict nécessaire qu'elle aura réparti dans sept enveloppes collées, une pour chaque jour de la semaine. Sauf si ma grand-mère, toujours impécunieuse, est passée lui en emprunter un peu qu'elle lui rendra à la Saint Glinglin. Mais la purée de pommes de terre ou de pois cassés(4), les épinards, les pâtes au gruyère, elle aura trouvé le temps de les préparer elle-même ; jamais de boîte.
À 13h15, nous repartons à l'école. Ou pas. Elle ne sera jamais avare de mots d'excuses variées, du moins, en ce qui me concerne. Que je n'aie pas fait un devoir, que je n'ai pas révisé pour une composition du lendemain et elle me trouvera toujours une "petite fièvre" ou un "dérangement intestinal" pour couvrir ma paresse.

(3) Notre cousin germain qui resta chez nous de 53 à 56 tandis que ses parents se "bouffaient le nez" en Côte d'Ivoire.
(4) Nous détestions ça. Lequel a trouvé l'expression "dégueulis de femme saoule" pour désigner cette mixture ?
9 10