La picote
Les espagnols disent "madrugada". Mais cela ne recouvre pas exactement la même réalité.
Dans notre "patois", c'est à dire le parler de cette partie du département de la Creuse d'où sont originaires les Talbot dont je fus pendant vingt ans le dernier représentant, ce mot désigne l'heure, juste avant le lever du soleil, à laquelle nous nous levions pour aller à la pêche.
Le froid de la nuit a eu tout son temps pour imprégner toutes choses, la rosée gaine tous les brins d'herbe, une légère brume ouate les arbres tout comme les toits, rien ne bouge, rien ne chante ni ne bruit, tout semble vivre au ralenti et, même en plein été, l'air picote la peau à travers les vêtements.
En ce temps là, nous vivions toute l'année avec une heure d'avance sur le soleil, mais pas plus : le premier choc pétrolier n'était pas encore passé par là et les heures d'hiver et d'été ne ruinaient pas le sommeil de nos enfants. Mais ce n'est pas le propos.
De ma vie, je n'ai jamais pu me réveiller sans une aide extérieure. Pourtant, ces jours-là, si mon père avait dit la veille : "On part à la picote", mes yeux s'ouvraient avec une précision quasi suisse et j'étais debout avant les autres.
Mes petits doigts agiles étaient mis à contribution pour fixer les hameçons sur les bas de lignes. Je ne comprenais pas, alors, pourquoi mon père s'obstinait à monter sur ma canne des lignes aussi fines (hameçon de 20 et nylon 15/100ème). "Je ne prendrai jamais de gros poissons, avec ça !", pensais-je. Mais mon père avait raison (comme disait Sacha Guitry). Je ne le compris que très tard, quand je fus père à mon tour.
La famille n'avait pas encore de voiture et c'est à pied, à travers champs, que nous allions au "pont à la Chatte" ou au moulin du "Râteau", sur la petite Creuse. Il fallait y arriver dès l'aube pour surprendre les poissons. C'est du moins la raison que, dans ma "petite tête de hotu"(1), j'imaginais justifier ce départ précoce.
(1) Expression paternelle liée, me semble-t-il, au fait que j'étais têtu. Autre nom du "nase", poisson d'eau douce. |
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Mes parents possédaient leurs propres gaules de bambou : noire, renforcée aux jointures de fil vernis pour ma mère ; jaune, d'une longueur démesurée, avec des embouts de cuivre et une "prise" en liège pour mon père. Pour ce qui est de ma sœur, je ne me souviens plus – peut-être juste un "scion"(2)… ; mais en ce qui me concerne, je me souviens que mon père tirait son grand couteau de chasse d'un fourreau en cuir et allait m'en tailler une "à ma taille" dans le premier noisetier venu(3). J'en concevais une certaine humiliation car on la jetait au retour, signe qu'elle n'était pas noble.
D'énormes sandwiches au pâté ou aux rillettes, confectionnés la veille par ma mère, gonflaient la musette là où, sur un lit de fougères fraîchement coupée, gardons, gougeons et vairons viendraient un peu plus tard rendre leur dernier soupir.
On pêchait à l’asticot, au ver de terre ou aux "charbois"(4), récoltés sous des pierres en eau peu profonde. Ma sœur et moi étions souvent chargés de cette collecte. Nous portions des bottes, de faible hauteur, vue notre petite taille. Et, parfois, trahis par un trou d’eau mal estimé, elles se remplissaient soudain : "Ja boula !" (expression de patois que seule, une longue périphrase peut traduire) jaillissait de notre bouche, exprimant à la fois la surprise et l’amusement.
Les hameçons, c’est dans leur nature même, s’accrochent à tout ce qui leur tombe sous la pointe. Et, un fond de rivière est garni de pièges à hameçons. Le bouchon plonge, on pense avoir une touche, on ferre un peu trop vite et on se retrouve croché à une herbe ou autre brindille néfaste. " Oué jangna ! "(5), s’écrit-on alors. Si l’eau n’est pas trop profonde, on y va pour se décrocher à la main. Sinon, on tire vers le haut, la droite, la gauche, et, la plupart du temps, ça casse. C’est pour éviter de tout perdre que les bas de ligne sont plus fins que le reste.
(3) C'est aussi dans un noisetier qu'il avait coupé la branche pour fabriquer, tendu d'un câble de frein de vélo, l'arc qui me servirait, plus tard, à jouer les Robins des Bois. Mais c'est une autre histoire. (4) Ailleurs appelés "porte-bois" ou "traîne-bûches", ce sont les larves aquatiques des phryganes (de la famille des trichoptères) qui se camouflent dans un tube de soie qu'elles recouvrent à l'aide de matériaux locaux (sable, brindilles, feuilles mortes, etc.) (5) "Il est pris", en patois. Mais, peut aussi traduire : attrapé, empêtré, voire embourbé. |