Peau d’orange.
Paris, années cinquante. Petit trois pièces, cinquième étage sans ascenseur.
Nous ne mangions pas beaucoup de fruits à la maison. En tout cas, pas tous les jours. Peut-être était-ce vu comme une denrée chère. Parce que, pendant les vacances chez ma grand-mère Philomène, on se gavait sous les arbres de cerises, de pêches rachitiques et de pommes ou poires pas mûres.
Mais l’hiver, il y avait les oranges. Source de vitamines, elles trônaient presque en permanence dans un compotier, sur le buffet de la salle à manger.
Les clémentines, pour leur part, s’épluchaient en spirale, d’un seul tenant, que nous faisions sécher, pelures odorantes, sur un radiateur.
Quant aux pommes, leur épluchage était plutôt dévolu à mon père. Mais il est si agréable d’y croquer à même la peau …
À la fin du repas de midi, généralement, ma mère disait : «Tu veux une orange ?
– Non, merci. Plus très faim.
Elle suggérait :
– Tu veux que je te l’épluche ?
– Bon, d’accord. Si ça te fait plaisir …»
En fait, le plaisir, le mien, commençait là, à la regarder faire. Le globe charnu reposant dans sa paume gauche, enchâssé dans ses doigts de fée, entamait une danse étonnant autour du couteau tenu par la droite. Index replié à mi-lame, pouce au ras du tranchant. Lui se contentait de changer d’axe. Une rotation polaire, et la calotte supérieure tombait dans l’assiette. Ensuite, tranchant encoché avec précision sur le bord du scalp, rapide supination menant la lame jusqu’au pôle sud et un huitième de tour dans le sens des aiguilles d’une montre. Puis ce geste reproduit sept autres fois, net et identique. Le couteau chutait alors de lui-même dans l’assiette et le pouce entrait en action. |
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Nus ou vêtus de vernis (coordonné à son rouge à lèvres), ses ongles n’étaient pas très longs (lessives à la main oblige) mais toujours impeccables.
Ce pouce, donc, s’en allait décoller la peau, à fleur de pulpe et, un à un, des pétales s’ouvraient en corolle, retenus au sud par une mince attache. Et c’est ainsi qu’elle me l’offrait, les yeux brillants des minuscules gouttes acidulées qui avaient jailli au cours de l’opération, mais aussi d’avoir observé à la dérobée ma mine béate.
C'est ainsi qu'au cours de tant d'années, tu as rythmé nos vies de joies simples et éblouissantes.
Merci, Maman.
Saint Germain, 29 mai 2005. |