J'ai perdu mes parents d'élection.
Les amis, dit-on, c'est la famille qu'on s'est choisie. Je m'étais choisi des parents et ils sont décédés tous les deux.
Je n'ai rien à reprocher à mes parents biologiques. Ils m'ont élevé comme ils le pouvaient, et je n'ai pas à m'en plaindre : je suis ce que je suis et je mène une vie qui me semble convenable grâce à ce qu'ils ont fait de moi ; ils m'ont aimé et m'aiment encore (1); avec leurs qualités et leurs défauts, ils ont fait ce qui leur semblait juste et bon pour ma sœur et pour moi. Pour cela, je les respecte et les honore.
Cependant, j'ai rencontré une femme, Karin Waehner, danseuse et chorégraphe et un homme, Antonio Muñoz, ancien déporté et membre du Parti Communiste espagnol, qui ont représenté à mes yeux, les parents que je cherchais par opposition à ceux qui m'avaient été donnés. Elle a succombé à une tumeur au cerveau, lui à la gangrène, provoquée par le diabète, qui lui rongeait les pieds. Curieux destin croisé entre la danseuse et l'idéologue qui vient de me sauter aux yeux au moment où j’écrivais ces lignes.
Karin m'a fait naître, à plus de trente ans, en tant que danseur et chorégraphe.
Bien sûr, Françoise et Dominique Dupuy avaient déblayé le terrain. Ils avaient transformé le vilain petit canard "raide comme un passe-lacets" en un exécutant d'une certaine qualité. En cela déjà, le
(1) Avril 2006 : en relisant ce texte, aujourd'hui, alors que ma vraie mère est décédée depuis dix mois, je confirme que mon chagrin ne fut pas plus grand qu'à la mort de Karin. Pas moindre non plus. |
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challenge n'était pas mince. Mais il me semblait alors que tout allait de soi : on me proposait des rôles qui convenaient à mes capacités du moment ; je devais être en mesure de réussir, personne n'en doutait, puisque : "Un bon chorégraphe doit savoir tirer le meilleur parti des interprètes dont il dispose" (2). Et les Dupuy étaient de bons chorégraphes. En une seule occasion, la reprise de "En pure perte", une pièce antérieure à mon arrivée dans la compagnie et qu'ils avaient décidé d'inclure au spectacle pour étoffer le répertoire, j'avais eu à endosser un rôle créé pour un autre que moi : Roger Ribes. Mais, à dire vrai, le personnage manipulait des cubes de plexiglas, créant et modifiant l'espace chorégraphique des "patrons". Il n'y dansait pas beaucoup.
Mais si je dois régler mes comptes avec les Ballets Modernes de Paris, je le ferai ailleurs (3).
En arrivant chez Karin, la gageure était autre : reprendre tous les rôles d'un collègue parti exercer son art sous d'autres cieux. Plus grand que moi, plus délié, et qui, lui, était un vrai danseur : homosexuel, formation classique et tout et tout … en gérant en plus la jalousie d'une prima dona en la personne de Michèle Minguale, la plus ancienne de la compagnie. Non, pas de règlements de comptes ici, c'est promis.
Le défi se situant à la hauteur de mes ambitions du moment, je me mis à bosser comme un dingue et vins à bout des réticences initiales de Karin. En quelques mois, je fis miennes la technique teintée de Martha Graham et de Jérôme Andrews (mais de lui, avec qui j'avais déjà travaillé, je savais l'essentiel) et l'idéologie issue de Mary Wigman et de l'impressionnisme allemand. Dès lors, je me positionnais en tant que fils spirituel de Karin (que je remplaçais désormais à la Scola Cantorum quand elle s'absentait), petit-fils de Jérôme et de Mary.
Quand, à sa demande, je devins l'amant de la directrice de la Scola afin que la compagnie puisse travailler plus librement dans ce lieu initialement consacré au chant et à la musique, Karin me prit définitivement sous son aile : elle me fit travailler individuellement au plan technique et me conseilla pour l'élaboration de mes chorégraphies personnelles. L'une d'entre elles (un solo japonisant où je dansais avec des éventails) fut inscrite au répertoire de la compagnie, honneur auquel, auparavant, seule Michèle avait eu droit.
Karin me prêtait son appartement de La Rochelle durant les vacances d’été. J’y pouvais prendre gratuitement les cours du conservatoire.
(2) C'est une des pierres d'achoppement de "l'École Française de Danse Contemporaine". (3) Cf. "Le Danseur", mais ce texte reste à écrire (22/02/2013). |