Le livre ouvert : Petits moments ACCUEIL


Christian Talbot Publications
d'Espagne.



  Le regard.

Il pouvait être une heure et demie du matin et nous sortions du “Monsul” (Bar de copas (1)), Alain et moi. Je le raccompagnais jusqu'en haut de la rambla et nous pérorions sur le respect qu'inspirent aux locaux de San José tous les gros magouilleurs sous prétexte qu'ils ont amassé un maximum de pognon. Discussion récurrente.
Un bruit familier, le couvercle de la grosse benne à ordures qui s'ouvre puis retombe sans ménagement, nous fit taire et tourner simultanément la tête : une jeune femme venait d'y jeter un sac. Même coup d'œil à la fois courroucé du fait de la manœuvre en cette heure tardive puis aussitôt appréciateur et gourmand. Elle tourna les talons et disparut dans la “curva” (2).
Ayant perdu le fil de notre papotage, nous nous dîmes bonsoir en réitérant l'énoncé de notre principale préoccupation : aller voir Tonio (3) dès le lundi matin. Alain rejoignit sa maison.
Sans véritable préméditation, j'allongeai le pas et, sitôt contourné la maison des “Michelin” (4), je la vis, quinze mètres devant moi. Juchée sur des talons assez hauts, elle marchait en balançant les hanches tandis que ni sa tête, posée haute sur un cou mince, ni la ligne de ses épaules ne quittaient leur axe. Une jupe longue, grise et fluide, à la taille basse, soulignait la souplesse des lombaires.
Ce n'est qu'en y repensant quelques minutes plus tard, que je pris conscience de ce qui m'avait autant séduit : sa démarche m'était apparue comme d'une autre époque : ah ! si la jupe avait été droite et la jambe gainée de bas “avec couture”… Les filles d'aujourd'hui ne savent pas (plus ?) marcher en talons hauts. Manque d'extension de la cheville ou muscles de la cuisse un tantinet courts, ou simple appréhension due au peu d'entraînement qu'elles ont, quoi qu'il en soit elles avancent genoux fléchis, buste incliné et tête projetée vers l'avant, frappant le sol de la pointe et du talon en même temps, ainsi que des héronnes endimanchées.

(1) Bar qui n'ouvre qu'après 22 h 30 et ne sert, en principe, que de l'alcool.
(2) Le virage, la courbe.
(3) Antonio Muñoz Zámora, notre vieil ami.
(4) Ainsi nommée car elle appartient à un certain Sistak, qui travaille chez Michelin.
1 2