Le livre ouvert : Remembrances ACCUEIL


Christian Talbot Publications
Ceux qui sont revenus.


Réfractaire.

Mon père raconte : « Je travaillais alors chez Veillat, à Vierzon. Un jour d’octobre 1942, le patron reçoit une lettre de la Kommandantur lui imposant de désigner, parmi ses employés, ceux qui devraient partir pour le S.T.O. Je ne sais plus combien d’entre nous devaient y être envoyés.
Il m’aimait bien, mais j’étais assembleur et nous étions plusieurs à ce poste. C’est comme ça qu’il a choisi : ceux dont l’absence nuirait le moins au fonctionnement de l’entreprise. De plus, je n’avais pas charge de famille. Quoi que ça n’était pas un critère primordial ; mon collègue Germain l'apprendra à ses dépends.
Bref, moi, j’étais sur la liste et j’avais décidé de ne pas y aller.
Il faut savoir que Vierzon était sur la ligne de démarcation qui se trouvait au milieu du pont sur le Cher. Sur la rive gauche, en haut de la côte de l’avenue du 14 juillet, une batterie de mitrailleuses prenait cette longue ligne droite en enfilade. Nous, nous habitions Route de Neuvy, sur la rive droite, et donc en zone occupée.
Pourtant, à cette époque-là et autant qu’il m’en souvienne, cette ligne était relativement perméable.
Mon frère, René, qui faisait des livraisons avec ses camions, aussi bien en zone libre qu’en zone occupée, a profité de ses ausweiß pour faire passer des gens et même parfois des armes qu’il planquait dans le réservoir du gazogène. Cependant, quand je lui ai parlé de ma décision, il m’a conseillé d’aller à pied jusqu’à Méreau et de me cacher à la ferme de Vilatte. Un couple de Polonais dont j’ai oublié le nom vivait là, à proximité du “Pré Chevalier”, propriété de mon frère en bordure de l’Arnon.
Ça me rappelle un truc bizarre qui s’était passé au moment de l’arrivée des Allemands à Vier-zon : je descendais la Route de Neuvy et, sur le pont de chemin de fer, se trouvaient trois ou quatre bidasses Français, chacun armé d’un fusil genre “Lebel de la guerre de 14”. Alors que j’arrivais à leur hauteur, j’entends, dans mon dos, un bruit de moteur. Je me retourne, une moto
  vert de gris, flanquée d’un side-car, déboulait à vive allure. Et les troufions qui ne bougeaient pas ! Je leur crie : « Mais tirez leur dessus, qu’est-ce que vous attendez ! » Ils restaient là, les bras ballants.En quelques secondes, les “frisés” arrêtent la moto, sautent à terre, s’emparent des fusils, les fracassent l’un après l’autre sur le bord du trottoir et repartent à fond de train. J’étais écœuré. Mais ce n’était que le début.
Un autre jour, place de la mairie à Méreau, il y avait un petit attroupement autour d’un canon, étrangement dirigé vers le nord, c’est à dire vers la zone occupée. Sur son affût, un soldat allemand était assis et dégoisait. Je m’approche pour écouter et la première chose qui me stupéfie, c’est qu’il parle le français comme toi et moi. La seconde, c’est le contenu de son discours. « Vous, les Français, vous êtes paresseux. Vous ne voulez pas travailler, vous ne pensez qu’à faire la grève pour obtenir des jours de vacances. Alors, c’est normal qu’on vous ait botté le cul ! » Et les gens ne protestaient même pas.
J’ai donc passé l’hiver à couper du bois pour mon frère. Le matin, j’allais relever mes collets : c’était avant la myxomatose et il y avait plein de lapins. Le braconnage était sport national en Sologne et probablement dans toute la France, vu qu’il n’y avait pas grand chose à “claper” (1). Et mes hôtes n’étaient certainement pas bien riches. Faire bouillir la marmite était une préoccupation quotidienne. Parfois, le soir, je dégottais un barbillon pris dans une nasse.
On m’a sûrement dénoncé aux autorités. Un matin, deux gendarmes se sont pointés à la ferme. Ils ont fouillé la maison mais, moi, j’étais sorti par la fenêtre de derrière. Ils sont revenus plusieurs fois mais je sortais systématiquement au petit jour et par la fenêtre. Et puis, un matin de mars, ils m’attendirent à la fenêtre et m’embarquèrent.
Dans le train, j’ai retrouvé Germain, un gars qui travaillait aussi chez Veillat. Marié et père de deux enfants, il avait tout de même fini par être désigné, lui aussi, pour le S.T.O. Il pleurait, le pauvre, face à l’injustice du sort.
Nous sommes restés ensemble jusqu’en Allemagne : je m’arrêtai à Bochum tandis qu’il allait quelques kilomètres plus loin, à Essen. »

(1) “manger” en argot.
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