Le livre ouvert : Remembrances ACCUEIL


Christian Talbot Publications
Ce matin-là, j'avais ramassé en chemin un morceau de Shrapnell comme il en retombait régulièrement les nuits de bombardement, provenant des obus de 88 de la D.C.A. Ça pesait lourd sous un faible volume et avait des bords tranchants comme des rasoirs. En le fourrant dans ma poche, j'avais déjà ma petite idée.
À peine arrivé à l'atelier, je grimpe sur l'escabeau, j'ouvre la petite porte vitrée et je pose le bout de métal en équilibre derrière celle-ci.
Évidemment, lorsque le vieux a ouvert la petite porte vitrée, l'éclat d'obus est tombé par terre avec un bruit mat. S'il était tombé sur son pied, ça aurait pu lui trancher un orteil. Il a tourné la tête, balayé l'atelier d'un œil noir, puis il a sorti sa clef et remonté le mécanisme de l'horloge sans faire de commentaire.

En quête d’une permission.

« Chaque matin, la ville se réveillait différente de la veille : moins de bâtiments et plus de ruines. Assez rapidement, il n’y eut plus guère de rues qui ne soit bordées d’une majorité de mai-sons éventrées. Et les façades ne tenaient souvent plus que par l’opération du saint esprit.
Ce qui me frappe aujourd'hui en y repensant, c'est la dignité de ces gens qui, après avoir subi toute une nuit de bombardements, déblayé les gravas, éteint quelques incendies et aligné leurs morts, repartaient, sans une plainte, pour une nouvelle journée de travail.
Une fois, alors que je marchais le long d’un trottoir, un grand pan de mur s’est effondré. D’un bond, je me suis retrouvé au milieu de la rue. Mais quand le nuage de poussière s’est dissipé, je me suis rendu compte que la personne qui marchait devant moi quelques instants plus tôt avait disparu. Était-ce une femme, un homme ? Je n’y avais pas pris garde. Mais, bien que ces scènes quotidiennes eussent dû me devenir familières, ces décombres me faisaient frémir rétrospectivement.
Et puis, un matin de septembre 1943, en arrivant dans la Louisen Strasse, le 16 n’était plus qu’un amas de ruines. Heinrich, le patron, était assis sur un tas de briques et il pleurait. Il me dit que ses parents étaient ensevelis sous les décombres, qu’il n’y avait plus d’atelier, qu’il était inutile que je revienne.
  Nous savions que, tous les six mois, nous avions la possibilité de bénéficier d’une permission pour retourner en France durant une semaine. Or, ça faisait pratiquement six mois que j’étais là. J’en avais déjà parlé à monsieur Meyer, mais il n’avait apparemment rien fait pour me l’obtenir. Je décidai donc de me débrouiller tout seul. Nous n’étions pas payés lourd, mais j’avais assez pour me payer un billet de train jusqu’à Essen où se trouvait l’administration compétente.
Quand je montai dans le train, à Bochum, je pus trouver une place assise sur une des banquet-tes en bois. C’était un omnibus et, rapidement, le wagon fut bondé. Lors d’un arrêt, monte une femme. La trentaine, plutôt jolie, beaucoup de classe. Je me lève : « Setzen sie, bitte, Fräulein ! » dis-je en lui cédant mon siège. Elle sembla à la fois apprécier le geste et être flattée que je l’appelle “mademoiselle”. Rapidement, la conversation s’engage. Malgré la pauvreté de mon vocabulaire, je réussis à lui expliquer mon projet. Elle dit qu’elle va m’aider.
De fait, parvenus à Essen, elle me conduisit dans différents bureaux où, à chaque fois, elle fut accueillie avec déférence. Des officiers la saluaient, on baisait la main qu’elle tendait. Ses explications durent être claires et convaincantes car, au milieu de l’après-midi, j’avais en poche toute la paperasse nécessaire pour rentrer en France : ausweiß et billet aller et retour payé par le Reich.
Je proposai de lui payer un verre pour fêter ça. C’est elle qui choisit l’endroit. Nous étions joyeux et elle me laissa entendre que je ne lui déplaisais pas.
Soudain, un groupe de soldats entre dans le bar. À leur tête, un officier qui s’installe au comptoir. Dans l’instant, ma bienfaitrice change de visage : elle a l’air effrayé. Elle se lève, se dirige vers l’officier avec qui elle engage une conversation animée, émaillée d’éclats de rire tandis que, dans son dos, sa main me fait signe de dégager. Je m’empresse d’obéir. »
7 8