Le livre ouvert : Remembrances ACCUEIL


Christian Talbot Publications
Tous aux abris !

« Pour ma part , je fus affecté à la menuiserie d’Heinrich Meyer, 16 Louisen Strasse. J’y effec-tuais des tâches subalternes. Ça ne me gênait pas trop, d’autant que je me faisais porter pâle à la première occasion. Mon patron s’arrachait les cheveux. Une fois, il m’a envoyé chez le médecin, tellement il en avait marre. Manque de chance pour lui, ce jour-là, j’avais vraiment une angine. Du coup, j’ai récolté huit jours d’arrêt. Il était vert de rage.
On dormait dans une ancienne briqueterie où il faisait très froid. Le four étant censé servir d’abri, les nuits de bombardement. Et ils étaient fréquents dans cette région éminemment industrielle. Nous, on avait bien vu que, si une bombe tombait là dessus, on était mort ! L’un des gars avait donc décidé de creuser son propre abri. À la pelle et à la pioche, il attaque une sorte de butte de terre à côté de la briqueterie. Au bout d’un ou deux mètres, il tombe sur une roche dure et noire : du charbon ! Nous nous sommes chauffés avec ça jusqu’aux premières chaleurs.
Par esprit rebelle, de toutes façons, j’avais décidé de ne pas m’abaisser à ramper dans l’abri en cas d’alerte. De fait, les premières nuits, quand j’entendais la sirène et les autres qui se précipitaient, je rabattais la couverture sur ma tête en m’efforçant de me rendormir. Peine perdue, par ailleurs, car il y avait une batterie antiaérienne (D.C.A.) non loin de là, dont le bruit, à lui seul, devait réveiller les morts.
La tactique des alliés semblait être de bombarder par cercles concentriques, de la périphérie vers le centre où nous nous trouvions. La routine était bien rodée : d'abord les bombes éclairantes qui explosaient en altitude et illuminaient la zone comme en plein jour ; ensuite, les “soufflantes” puis les incendiaires qui finissaient le travail. Dès le début, la D.C.A. entrait en action et les obus de 88 n'ayant pas atteint leur cible pétaient dans le vide. Des Schrapnells (2) retombaient un peu partout. Faisant fi du danger qui nous guettait, nous applaudissions ces raids meurtriers, persuadés que le sort de la guerre se jouait un peu ici.

(2) Morceaux d'acier tranchants comme des rasoirs. Papa m'a dit qu'un jour, il avait vu un de ces projectiles tomber du ciel, rebondir sur la chaussée et aller frapper en plein visage un passant. "Il avait le nez qui pissait le sang."
  Une nuit, une bombe peut-être mal larguée, est tombée si près que des vitres se sont brisées. En un instant, je me suis retrouvé dans le four en slip et maillot de corps. Je n’avais pas couru pour traverser la grande salle : j’avais volé ! Pieds nus sur ce sol jonché de morceaux de mâchefer, je n’avais rien senti et n’avais pas la moindre coupure.
Une autre nuit, alors que j'étais bien sagement assis par terre dans l'abri, le dos contre la paroi, j'entends un truc qui tombe sur le toit et glisse le long du mur extérieur, pile derrière moi. Je me penche en avant, les muscles contractés à l'extrême, dans l'attente de l'explosion. Et puis, rien.
Le lendemain matin, ayant repéré l'endroit où je me trouvais la veille, je fis le tour du bâtiment et, dans les orties qui m'arrivaient jusqu'à la taille, je trouvai une bombe au phosphore de la taille d'une bouteille de vin, quatre ailettes à la place du goulot. Elle n'avait pas explosé, ou plutôt fondu car c'était ainsi qu'elles faisaient leur œuvre. Idiot inconscient que j'étais, je la déterre et la rapporte dans la briqueterie.
Là, mes collègues avaient construit une sorte de poêle avec de vieilles tôles. Ils y faisaient péniblement cuire quelque patates. « Ça chauffe pas assez, vot' machin !»
– T'es con, fais pas ça ! crie l'un des gars.»
« Mais sans l'écouter, ni une ni deux, je lance la "bombinette" dans le foyer. Comprenant le danger, les copains s'éloignent en courant dans tous les sens. Tout a cramé et le poêle fut détruit. J'ai bien cru qu'ils allaient me tuer. Heureusement qu'à l'époque j'avais des arguments pour me défendre.
Certains devaient se souvenir de la fois où un défi avait été lancé à qui soulèverait un essieu de wagon équipé de ses deux roues. J'étais le seul à y être parvenu.»
« À propos de ces bombe au phosphore, ça me fait repenser à un incident qui s'est produit dans l'atelier, chez Meyer. On travaillait sur un chouette bureau comme en ont les ministres ou les grands patrons. Il était presque terminé, avec du beau vernis et tout. Le gars qui travaillait en face de moi me réclame le marteau. Je le pose sur le plateau du bureau et le pousse pour qu'il glisse jusqu'à l'autre côté. Et là, wouff ! tout le dessus s'enflamme comme si on avait gratté une allumette géante : une de ces bombes avait dû tomber pas très loin et du phosphore s'était répandu un peu partout. Je peux te dire qu'après ça, on faisait rudement gaffe !»
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