Le livre ouvert : Bouka et le crocodile ACCUEIL


Christian Talbot Publications
À peine en avait-il effleuré la surface, qu'il vit surgir de l'eau deux narines vertes et plus loin, deux yeux fendus verticalement. Ne souhaitant pas vérifier davantage les merveilleuses propriétés des onguents, il se jeta en arrière et c'est à distance respectable qu'il assista à la somptueuse éclaboussure et perçut le claquement dépité.
Le doute n'était plus permis : il n'avait pas rêvé.
Mais pour autant, son problème restait entier : quand bien même il l'eût souhaité, il ne pouvait pas laver ce sale boubou. Par ailleurs, la raison qui le lui interdisait étant incroyable, sa mère ne pourrait conclure qu'à de la mauvaise volonté de sa part, et elle le punirait comme elle l'en avait menacé.


Désespéré, Bouka roula le boubou en boule sous son bras et prit le chemin du retour, résigné à affronter la colère de sa mère. "Heureusement que Mandâ n'est tout de même pas aussi féroce que ce crocodile", pensait-il pour se consoler.
  Il arriva à la case à la nuit tombée. Mandâ était en train de faire manger les petits, et quand elle vit le boubou encore sale, elle lui jeta un regard sombre et dit sans plus de colère :
— Très bien, Bouka. Je vois que tu t'obstines à me tenir tête. Tu es un méchant garçon. J'en parlerai à ton père dès son retour.
Bouka regardait le sol de la case et se taisait. Toute protestation était devenue inutile, il le savait.
— Va te coucher, reprit Mandâ, je vais donner ta part de gâteau de mil aux enfants de Leïra, la voisine, qui est si pauvre et cependant si serviable. De la sorte, en te punissant comme tu le mérites, je ferai aussi une bonne action.
L'estomac de Bouka grognait tant il était affamé. Un gâteau de mil ! Comme s'il n'était pas déjà assez puni d'aller au lit sans manger ; il fallait qu'en plus ce soit le jour du gâteau de mil !
Mandâ faisait cuire le mil dans du lait de chèvre, y mélangeait de la purée de dattes et d'arachides ... sans oublier le miel parfumé et la fleur d'oranger ! Quel régal ! Mais du coup, quelle punition ...
Un peu plus tard, Mandâ se rendit chez Leïra, et pour expliquer à sa voisine que le don qu'elle lui faisait ne privait pas ses propres enfants, elle raconta la désobéissance de Bouka et la fable du crocodile.
— Excuse-moi si je mets le trouble dans ton esprit, voisine, mais à ta place, je ne traiterai pas ton fils de menteur aussi vite que tu le fais. Car figure-toi que pas plus tard que la semaine dernière, un berger des montagnes qui faisait paître ses moutons de l'autre côté du marigot est venu se plaindre qu'on lui avait volé un agneau. Évidemment, les anciens l'ont jeté hors du village en l'insultant, car tout le monde sait bien qu'il n'y a jamais eu de voleur chez nous. Pourtant, le berger criait que son agneau avait tout de même disparu, et peut-être n'avait-il pas tort...
Mandâ rentra chez elle plus troublée qu'elle ne voulait l'admettre. Elle dormit mal car elle avait horreur de l'injustice en général, et en commettre une à l'encontre de son fils aîné l'eût profondément peinée.
Le soleil n'était pas encore levé quand elle quitta la case, portant sur sa tête un paquet de linge.
Elle contourna par la droite la vaste mare aux bords craquelés, puis s'installa à genoux sur les planches verdies par les ans de l'ancien ponton.
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