Le livre ouvert : Bouka et le crocodile ACCUEIL


Christian Talbot Publications

— Eh ! Eh ! Pourquoi ces cris ?
Ayant peine à reprendre son souffle après une telle course et une telle frayeur, Bouka ne put que bégayer :
— Un cro-cro … au ma-ma ...
— Quoi, que dis-tu ? Calme-toi. Qu'est-ce qui te met dans un pareil état ? Et d'abord, où est ton boubou ?
— Je ne sais pas, maman, répondit Bouka que l'accueil de sa mère avait remis d'aplomb, j'ai dû le laisser tomber là-bas quand le crocodile a voulu me manger.

— Que me chantes-tu là ? Un crocodile dans le marigot ? Il n'y a jamais eu de crocodile dans le marigot ! C'est une histoire que tu inventes pour ne pas laver ton boubou parce que ''Monsieur'' se sentirait déshonoré de faire un travail qu'il pensait dévolu aux femmes !
— Non, maman, je t'assure, il y a un énorme crocodile et il a bien failli m'arracher le bras !
— Sornettes ! Tu es un menteur et un paresseux, voilà la vérité. Alors à présent, écoute-moi bien : tu vas retourner au marigot, tu vas retrouver ton boubou et tu vas le laver. Ne reviens pas ici avant que ce ne soit fait, sinon tu iras au lit sans manger et, demain, tu te rendras à l'école tout nu car jamais l’un de mes enfants ne sortira de notre case avec un boubou sale sur le dos.
Bouka eut beau protester de sa sincérité, Mandâ resta inflexible.
  Il retourna donc au marigot, la peur au ventre, non sans avoir fait un détour par la case de son oncle, Arsène N'Golé, frère de sa mère et plus ou moins sorcier, qui prétendait détenir des onguents parfumés ayant des vertus protectrices en de multiples circonstances. "Mieux que les gris-gris", disait-il.
Bien sûr, l'oncle n'était pas là. Travaillant ou chassant, il ne rentrerait qu'à la nuit tombée. De toutes manières, se disait Bouka, Arsène ne me croirait pas plus que Mandâ, tant il est vrai que dans les histoires que racontent les anciens, il n'est jamais fait mention de crocodiles ayant vécu dans le marigot, ni autrefois dans le lac.
Il y avait, au fond de la case de l'oncle N'Golé, rangée le long du mur de pisé, derrière des nattes roulées et recouverte de "peaux à prière", toute une série de pots en terre cuite, contenant les uns des huiles, les autres des crèmes, dont la simple odeur semblait capable de redonner courage aux plus craintifs. Seulement, s'il y en avait une qui protégeait contre les attaques de crocodiles, Bouka ne savait pas laquelle.
À tout hasard, il trempa le bout de ses doigts dans chacun des pots et s'enduisit les bras et les mains avec le mélange obtenu. Puis il reprit son chemin un peu plus confiant qu'avant.
Quand il se retrouva sur le ponton, le soleil était déjà très bas sur l'horizon, très gros, très rouge, avec juste un peu de jaune à sa partie supérieure, et la bravoure qui habitait Bouka avait décliné aussi.
Il se baissa pour ramasser le boubou abandonné là, et refit les mêmes gestes que la première fois, avec cependant plus de lenteur, s'attendant à chaque instant à voir resurgir la gueule monstrueuse.
Et ta même scène se reproduisit.
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