Le livre ouvert : Bouka et le crocodile ACCUEIL


Christian Talbot Publications
— Petit malhonnête, petit paresseux ! C'est à moi, ta mère qui te nourrit, te lave, t'habille et s'occupe de toi et de tes sœurs et de ton frère depuis votre naissance sans rechigner, que tu voudrais apprendre qui doit faire quoi ? Saches mon garçon que seuls les hommes qui passent leurs journées du lever au coucher du soleil, à travailler durement dans les champs pour donner à manger à leur famille peuvent se prévaloir de ce genre de privilège. Fais ce que je te dis et ne me réponds plus.
Bouka, stupéfait de voir Mandâ dans une si grande colère, et honteux aussi de la leçon que venait de lui donner sa mère, baissa la tête et se dirigea vers le marigot en traînant les pieds.
Il contourna par la droite la vaste mare aux bords craquelés d'où jaillissaient, ça et là, quelques touffes de roseaux jaunis, puis s'installa à genoux sur les planches verdies par les ans de l'ancien ponton.
Il faut savoir qu'à l'époque où Kéba avait l'âge de Bouka (les anciens en parlent encore avec émotion), ce marigot était un vrai lac sur les rives duquel avait été bâti le village. Des générations de pêcheurs, debout à l'avant de barques à fond plat, y lancèrent leurs filets lestés dans lesquels ils ramenaient des poissons argentés à la chair succulente. Puis les petits ruisseaux qui l'alimentaient s'étaient taris et avait commencé sa lente agonie en même temps que celle du village.
  Bouka se pencha au-dessus de l'eau stagnante et promena sa main à plat, au ras de l'eau, pour écarter les lentilles d'eau et les minuscules larves qui la couvraient, ainsi qu'il l'avait vu faire aux femmes quand, étant petit, sa mère le transportait sur son dos, serré dans un tissu, partout où elle allait.
Ensuite, tout alla si vite que Bouka put se demander s'il n'avait pas été le jouet d'une illusion. L'instant d'avant, l'eau était sombre et immobile. L'instant d'après, dans un bouillonnement d'écume, un jaillissement de lourdes gouttes projetées au visage du jeune garçon, une gueule énorme, dont il ne vit que la béance cernée de crocs pointus, surgissait des profondeurs. Suffoqué par la gifle humide, Bouka rejeta le buste en arrière, ramenant du même coup la main imprudemment offerte. Il entendit un claquement sec, pareil aux branches que l'on casse avant de les mettre au feu. Il rouvrit les yeux sur une nouvelle gerbe d'eau qui monta droit au-dessus de sa tête puis retomba en gouttes molles autour de lui à la manière d'un début d'orage.
L'instant suivant, à peine frisé de quelques ridules, le marigot avait retrouvé son calme.
Bouka, pour sa part, resta là, les yeux écarquillés, la bouche entrouverte, le cœur battant comme les tamtams un soir de fête, oubliant de respirer.
Le cri aigu d'un oiseau quittant son nid lui fit reprendre ses esprits.
Il se leva d'un bond et se mit à hurler en courant vers le village. Et ce n'est qu'à quelques mètres de la case familiale que son hurlement se mua en appel : "Mandââââ !"
Les mains blanches de farine de manioc mais l’œil encore courroucé, Mandâ apostropha son fils :
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