La “bugeade”.(3)
« Assez rapidement, nos vêtements et sous-vêtements se révélèrent raides de crasse. Il faut dire que, d’une part nous étions tous partis le bagage plutôt mince, et, d’autre part, maternés qui par sa mère qui par sa femme, aucun de nous n’avait jamais eu à prendre l’initiative de laver du linge.
Il arriva tout de même que l’un d’entre nous s’avisât de l’état de nos frusques et proposât de prendre le taureau par les cornes. On récupère une énorme lessiveuse, on l’installe au milieu de la briqueterie sur des pierres, on l’emplit d’eau, on fait un feu en dessous et chacun y jette tout son linge. Nous n’avions pas de lessive et je ne me souviens pas si nous avons utilisé des copeaux de savon ou autre chose.
Quelqu’un s’empare d’un long bâton et, monté sur une chaise, touille dans le bouillon pendant de longues minutes.
Quand nous avons sorti les vêtements pour les rincer, il n’y avait plus rien de bleu, de marron ou de blanc : tout était gris, uniformément. »
La peur au ventre
« Un soir, notre Legeführer (4)un vieux d’au moins soixante-dix ans affublé d’une vieille pétoire, nous annonce que, le lendemain, nous n’irions pas travailler, mais en “promeunadeu”. Des “hourras” ont dû saluer sa déclaration.
C’était le début du printemps, il faisait beau et plutôt doux. Nous sommes partis, en colonne par deux, vers les hauteurs boisées à l’ouest de la ville. Au bout d’un moment, nous arrivons dans une prairie au milieu de laquelle se dresse un bâtiment, genre hangar, assez grand. Quand on nous dit d’y pénétrer, l’histoire commence à nous sembler moins drôle …
À l’intérieur, tout est vide à l’exception d’une longue table derrière laquelle sont assis deux officiers en uniforme impeccable et un civil. Devant lui, une liasse de papiers. Au fond, deux portes métalliques, une à droite, l’autre à gauche, encadrées chacune de deux soldats, le fusil négligemment croisé sur la poitrine.
(3) En patois, c’est une grosse lessive. (4) Notre surveillant, en quelque sorte. |
|
L’un des officiers se lève après qu’on nous a fait mettre en rang face à la table. Il nous dit, dans un français presque sans accent, qu’il nous invitait à intégrer la Wehrmacht. Qu’à l’appel de notre nom, nous devrions sortir par la porte de droite si nous acceptions de nous engager, par celle de gauche si nous refusions.
Premier nom : « Talbotte Piéreu », lance le civil.
Je sors du rang et, sans y avoir véritablement réfléchi, me dirige vers la porte de gauche, persuadé que ma dernière heure est venue. Je marche dans un silence pesant, sentant des regards vrillés dans mon dos alors que les soldats de la porte ne m’en adressent pas un. J’ouvre, franchis le seuil, me retrouve en plein soleil. Je pense : « Combien de temps va-t-il attendre avant de me tirer dessus ? »
J’avance d’un pas raide, la tête rentrée dans mes épaules crispées. Dix mètres, vingt mètres, toujours pas de coup de feu. Les arbres de la forêt ne sont plus qu’à quelques foulées que je franchis soudain à toute allure avant de me jeter à plat ventre sous les frondaisons. Je jette un coup d’œil vers le bâtiment : personne en vue. Je coupe par le bois pour retourner à la briqueterie.
Plus tard, les copains m’ont raconté que l’officier leur avait refait son speech, au cas où ils n’auraient pas compris, mais que tous avaient opté pour la porte de gauche. »
« Fermez le porte ! »
« Le matin, quand j'entrais dans l'atelier, je laissais volontairement la porte ouverte : une petite provocation qui engendrait invariablement de la part du vieux (le père du patron, Heinrich) un sonore "Machen die Tür zu !" Et, généralement, l'ouvrier le plus proche se chargeait de la refermer. Puis, un jour, se souvenant probablement qu'il avait été prisonnier en France en 14-18, il se fendit d'un "Fermez le porte !" qui me figea de stupeur.
Durant la matinée, il ne manquait jamais de remonter la pendule murale qui rythmait, de son sinistre "tic-tac", nos journées de travail. Comme il était de petite taille, il devait utiliser un esca-beau pour y accéder. Il ouvrait la petite porte vitrée, sortait de sa poche une petite clef et … "cric, cric, cric", remontait le mécanisme. Immuable rituel. |