Le livre ouvert : Petits moments ACCUEIL


Christian Talbot Publications
Et puis ce stupide accident de moto, un soir de pluie, en rentrant de donner mes cours à Rueil-Malmaison. Distension des ligaments croisés du genou droit : trois semaines de plâtre.
Nous répétions alors une nouvelle pièce, "Changement de quai à Poitiers", dont la création était prévue pour la Biennale de Lyon, et le temps nous était compté : moins de trois mois.
« J’ai trois mois d’arrêt pour mon boulot, mais je sors dans une semaine. J’assisterai à toutes les répétitions et mémoriserai chaque variante, chaque place, les rythmes et la musique. Dans un mois, je marque mes places et mes déplacements. Deux mois, Karin, dans deux mois, je danse. »
Elle était venue me voir à l’hôpital dès le lendemain, et elle pleurait. Son compagnon, médecin, avait dû lui dire qu’en moins de trois mois, je ne saurais être sur pieds.
« Non, mon Christian, il faut que je te remplace : la Biennale, c’est trop important pour nous (entendons, la compagnie) tant en terme d’image que de finances… On ne peut pas se permettre…
– D’accord pour que tu prennes une doublure pour assurer, mais je te jure que je serai prêt ! »
Et je le fus. Comme promis, j’assistais à toutes les répétitions et m’appliquais à inculquer “mon” rôle à un danseur plein de bonne volonté. À peine déplâtré, j’entamai une rééducation de folie avec Perrin, un kiné très au fait des exigences de notre métier. Je travaillais du matin au soir, en me rasant, en faisant la vaisselle, dans le métro … Si on m’a pris pour un détraqué, je n’en avais cure !
Un samedi matin, huit semaines pile poil après l’accident, je me présentai au cours avancé, celui des professionnels, que je suivis d’un bout à l’autre, au premier rang et le sourire aux lèvres en dépit de mes craintes. À part le classique : « Tiens, un revenant ! », Karin n’a pas fait de commentaire mais m’a prié de la suivre dans son bureau à la fin de la classe.
Elle pleurait de nouveau en me demandant de comprendre qu’il n’était plus possible de dire à ce garçon (j’ai oublié son nom, ce qui n’est pas innocent) que le travail qu’il avait effectué, c’était pour rien ; qu’elle n’avait jamais cru que je pusse redanser aussi vite, qu’elle lui avait donné des garanties, qu’elle avait un contrat moral avec lui. En un mot, j’étais viré. Pas de son cœur, non, mais de la troupe, oui.
Nous fîmes en voiture, Pascale (ma future femme) et moi, les quelque cinq cents kilomètres entre Paris et Lyon pour aller les encourager, les embrasser, les applaudir. Dans la salle, au moment des saluts, je pleurais comme un gosse. Je suis allé les voir dans leurs loges, j’ai offert des fleurs à Karin et nous sommes rentrés sur Paris dans la nuit.
  Je ne le savais pas encore, mais ma carrière de danseur professionnel venait de s’achever. J’avais à peine trente-six ans. Muté en Bretagne à la rentrée suivante, je n’eus jamais le temps, l’envie sur-tout, d’auditionner pour entrer dans une autre compagnie.
Karin est venue nous voir deux fois en Bretagne (entre autre pour notre mariage, ce qui m’avait beaucoup touché) avec son chien infernal, un Schnauzer à poil dru nommé Poum, et son pneumologue violoniste, Victor (Franceschi ?).
Nous sommes allés les voir chaque fois que nous passions par Paris et une fois à Saint Guilhem le Désert, dans leur maison du soleil.
Puis la vie s’est chargée de distendre nos relations jusqu’à ce week-end à la Scola où tous ses amis lui rendirent hommage. Pas d'enterrement (elle avait fait don de son corps à la science) mais des danses, de vieux films visionnés, la fondation de l'association des amis de Karin, "Les Cahiers de l'Oiseau" et beaucoup de dialogues, d'anecdotes racontées : nous nous connaissions tous un peu, mais chacun l'avait connue individuellement de façon privilégiée.



Pour ce qui est de Tonio, l'histoire est plus brève : une quinzaine d'années à raison d'une ou deux rencontres par an, au mois d'août. Il était un double de mon père : même âge, même taille, même style de moustache, ayant épousé une femme du même prénom que ma mère, Simone, mais natif de mon pays d'élection, l'Espagne, vivant là où j'ai décidé de finir mes jours : l'Andalousie, la province d'Almeria, le village de San José au cœur du parc naturel de Cabo de Gata.
Ils eurent trois enfants : deux filles, Doli et Anita, et un fils, Juan, qui s’engagea dans la Légion étrangère qui possède un camp d’entraînement au nord d’Almeria. Ce fils, qui se maria en Belgique et eut un fils, Mikaël, mourut du SIDA à une époque où cette maladie rimait avec homosexualité ou toxicomanie.
Il parlait peu de son passage à Mauthausen (4) mais milita jusqu’à sa mort pour que l’Espagne reconnût le martyre de ses fils. C’est d’ailleurs sous l’appellation de “fils adoptif d'Almería” qu’il fut honoré quelques semaines avant sa mort.

(4) Cependant, il vint faire partager son vécu aux élèves de 3ème du collège dans lequel j’enseignais avant que la maladie ne lui interdise tout déplacement de longue distance.
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