« La solidarité dans la Résistance a été grandiose, mais elle ne nous a pas tous concernés » dit Antonio dans une phrase lourde de sens. Elle ne pouvait concerner tout le monde. C’est une minorité de combattants antifascistes, les plus conscients, qui l’ont mise en œuvre au risque permanent de perdre la vie. « Mauthausen, explique Antonio, comme tous les camps, accueillait – pour leur malheur – des milliers de civils qui n’avaient rien fait. Notre organisation s’est tournée résolument vers tous ceux qui se battaient : Russes, Yougoslaves, Italiens… vers beaucoup de victimes, mais une grande masse est toujours restée sans défense ».
Cette impuissance – qui oblige à choisir entre ceux qui se battent et ceux qui restent passifs pour leur offrir notre solidarité car il était impossible de secourir tout le monde – est un des pires drames de l’univers concentrationnaire nazi. Elle est plus difficile encore à comprendre pour ceux qui n’ont pas vécu concrètement cette horrible expérience. Je me souviens que lorsque les premiers libérés sont arrivés en France, ces déportés des camps nazis, nous avons eu avec eux et quelques camarades de longues conversations. Nous voulions savoir ce qu’ils ressentaient après une si dramatique expérience. Au début, nous avions de la peine à nous mettre dans la peau de ces hommes qui avaient dû choisir les combattants qu’ils voulaient sauver, tout en sachant, de plus, que le salut était incertain. Nous avons rapidement compris que nous, qui n’étions pas passés par les durs moments de la déportation, n’avions pas à porter de jugement sur ces faits.
À Mauthausen, il y a eu jusqu’à cent mille prisonniers, pour la plupart rapidement exterminés. Des dix mille Espagnols qui y sont entrés, seuls 1500 en sont sortis vivants. Antonio parle avec fierté du comportement des républicains espagnols, moteurs de la résistance dans le camp. En rappelant ce qui s’est passé jusqu’au jour même de sa libération, Antonio précise : « Les fours crématoires ne suffisant pas, ils firent creuser des fosses communes par les prisonniers. C’était d’immenses fosses que l’on remplissait ensuite de couches de cadavres que l’on recouvrait de chaux. Lorsque les Américains sont arrivés au camp, nous étions encore en train d’enterrer des morts ». |
|
Lorsque, plusieurs années après, j’ai connu personnellement Antonio Muñoz Zamora, il m’a étonné ; c’était un homme tranquille, plein de bonhomie, au regard franc, sans haine mais très sensible au sort de l’Homme. Beaucoup de communistes qui ont souffert de la déportation lui ressemblaient. Ils semblaient meilleurs, plus humains que les autres. Ils étaient revenus des camps mais continuaient à lutter pour la liberté, sans signe de lassitude. C’est ce qu’a fait Antonio. Il est revenu en Espagne en 1963 avec Simone, son épouse dévouée, ses enfants, et s’est engagé à fond dans le travail clandestin du Parti, à nouveau victime des poursuites policières.
Cet infatigable exemple d’humanisme a été traité pendant de longues années de “terroriste” par les terroristes fascistes. À la fin de sa vie, enfin entouré de ses amis almérians qui le respectaient et l’aimaient beaucoup, de tous ceux qu’il avait rencontrés, Antonio restait angoissé devant le malheur d’autres peuples, accusés comme lui de terrorisme pour le seul fait de lutter contre les oppresseurs de leurs pays. Il est mort avec la conviction que l’être humain viendra un jour à bout de tous les Mauthausen.
Santiago Carrillo, Madrid 2 novembre 2003. |