Et je la vois : postée face au courant, elle ondule à peine, juste ce qu'il faut pour ne pas régresser, et ba-laie d'une rive à l'autre, pareille à un bac coulissant le long de son câble, guettant l'imprudence de l'insecte affleurant l'onde.
Aucune hésitation en ce qui me concerne : le fusil a déjà glissé le long du bras, canons dans la main gauche, crosse au creux de l'épaule. Soudain, une libellule au vol haché stationne une fraction de seconde de trop à la verticale du monstre. Ce der-nier se propulse hors de l'eau pour gober la demoiselle et … poum ! décapitée, la truite.
Le faible courant la conduira ensuite jusque dans ma main, puis la main dans la gibecière. Étêtée comme elle l'était, elle mesurait encore près de 40 centimètres.»
«Un autre jour d'une autre année, avec le Jojo Sinéjou (4), c'est dans un des étangs du château qu'on a fait une pêche "miraculeuse". Pareil, nous n'avions rien tiré de la matinée et nous en étions frustrés. Nous parlions de choses et d'autres tout en marchant, le fusil cassé sur l'avant bras gauche, résignés. On contournait cet étang quand mon Jojo m'arrête en allongeant le bras, fait claquer son fusil en le refermant et, à la hanche, balance deux giclées de plomb en direction de l'eau. Sur le moment, ça fait seulement de belles gerbes qui retombent en pluie. Ensuite, quelques secondes après que la surface est redevenue lisse, "pof" un poisson remonte, le ventre en l'air. Et puis un autre, et puis plein d'autres. Le Pitou (5) se jette à l'eau, nage un peu, en choppe un dans sa gueule et vient le déposer aux pieds de son maître. Sous nos encouragements, il réitère la manœuvre jusqu'à ce qu'on lui dise d'arrêter. Des poissons de toutes sortes, que des gros, il y en avait je ne sais combien de kilos. Ce qui m'a le plus étonné en les écaillant un peu plus tard, c'est qu'ils n'avaient pas le moindre plomb : ils ont dû être tués par la déflagration ou je ne sais quoi. »
Dans le TGV, le 21 février 2012.
(4) Copain d'enfance quoique plus jeune que papa. Un sacré braconnier, celui-là. Aucune garantie quant à l'orthographe du nom. (5) Le chien de chasse de Jojo. C'est ainsi que papa nommera aussi son premier chien. |
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Commentaires.
Mon père lit le premier jet de "Le dernier fils de Félix" et déclare: «Je repensais à ça, l'autre jour. Dans les années trente, divorcer, c'était quelque chose … Et [Philomène], elle l'a fait en 19, j'étais encore dans son ventre (1). Elle doutait de rien. Tu comprends, c'est ce qui a déclenché sûrement le partage. Parce que ma mère, elle n'avait plus rien. Elle se trouvait avec cinq, quatre plus un, enfants. Bon, Mine était déjà mariée et René volait déjà de ses propres ailes (2). On se retrouvait avec ma sœur Aline et moi, aux Tails. Cette maison n'a pas été le lot que ma mère a eu. C'était à Maria. Qu'est-ce qu'elle pouvait faire, ma mère … Elle avait "la Grosse Pierre", un bout de taillis, ils ont partagé ça comme ils ont pu. Ça a été tiré au sort. Mais ma mère n'a pas eu la maison. C'est sa sœur qui lui a donné, loué, pour un litre de lait par jour, puisqu'elle avait une vache. Elle avait pas réfléchi. Ça a été vraiment un coup de tête idiot. Ce qui a provoqué que ces vieux ont été obligés de céder leurs biens pour se réfugier dans cette petite maison qui a brûlé plus tard avec ma grand-mère. C'est ensuite ma tante qui a fait construire une maison presque à côté. Sylvain Labesse était entrepreneur de maçonnerie. Après la guerre, en 18, ils sont allés travailler dans l'Est, en Lorraine. Tout était à reconstruire. Et les maçons de la Creuse étaient toujours les bienvenus dans ces cas-là. Et ils sont nombreux à être partis là-bas. La petite "Mama" qui avait pris l'accent lorrain y avait épousé un pharmacien qui buvait son alcool à 90. Mes parents avaient suivi le mouvement. Et c'est là que la séparation a été consommée et elle est revenue en Creuse, dans le giron de ses vieux. Joseph Chantrein avait racheté des terres autour du lot de ma tante qu'il a voulu faire fructifier. Et ma tante avait besoin de la petite fermette pour y mettre les Bétinszki, leurs fermiers Polonais. Et donc, on a été obligés de déménager. On s'est réfugié au village : d'abord chez Marie Aupetit, la Mamie de Gérard, et c'est là que s'est engendré le mariage d'Aline et d'Émile. Bon, après on est allé dans cette maison recouverte de chaume, là, chez les Charpagne où j'ai commencé mon apprentis-sage, et de là, un beau jour, ma mère a regagné (?) La Borde, un peu avant la guerre, quand Félix a été mort(3).
(1) la demande peut-être car le divorce ne sera prononcé que le 8 nov. 1921. (2) Amusante, d'autant qu'involontaire allusion à sa carrière d'acrobate sous avions. (3) Le 5 juin 1938. |