Le livre ouvert : Souvenirs. ACCUEIL


Christian Talbot Publications
Les cheveux ras.

Une des premières sensations corporelle consciente que j’aie eue, et dont je me souviens encore, fut celle de ma main éprouvant sur mon crâne la rudesse de mes cheveux ras.
Quand j'étais petit (très jeune), nous n'étions pas particulièrement fortunés. De sorte que, par mesure d'économie, c'était mon père qui me coupait les cheveux. En fait, je devrais dire "tondait" : le terme est plus juste.
En effet, il avait acquis, je ne sais ni quand ni comment, une tondeuse à main semblable à celles qu'utilisaient, à l'époque, les coiffeurs professionnels. Quels cliquetis sinistres elle émettait derrière ma tête penchée, regard rivé sur les motifs du linoléum !
Plein de bonne volonté, mon père, certes, et d'une habileté remarquable en de multiples domaines, je n'en disconviens pas, mais en matière de coupe de cheveux, ce n'était pas suffisant.
Ça l'était d'autant moins, pour moi, que, comme chacun sait, les enfants sont cruels. Et chaque fois que j'arrivais à l'école avec les cheveux "fraîchement" coupés, mes condisciples ne manquaient jamais de se gausser de mes "échelles" et mes épis. Y en avait-il aussi sur leur crâne rasé ? Plus que probable, dans la mesure où nous étions tous logés à la même enseigne : pas plus riches les uns que les autres, a priori …
Nous connaissons tous cette célèbre photo de Doisneau représentant des enfants en classe, dans les années cinquante : en arrière plan, un peu flou, la maîtresse s'occupe d'élèves tandis qu'au premier plan un garçonnet se retourne et pointe son indexe droit vers la bouche grande ouverte de son voisin de derrière.
Nous la connaissons tous car elle trône sur l'un des murs du cabinet dentaire que nous fréquentons ou, au pire, dans la salle d'attente.
Et ces enfants, tous vêtus de la même blouse grise, sorte d'uniforme scolaire de la quatrième république, arborent des chevelures "bien rafraîchies sur la nuque et autour des oreilles". C'est ainsi que fut la mode durant les deux décennies de l'immédiat après-guerre. Certains, coupés "au bol", avaient plus de cheveux sur le dessus du chef. Les autres, dont je faisais partie, les portaient courts partout.
  Mes parents prétendaient que j'étais coiffé "en brosse". Malheureusement, mes cheveux, trop fins, retombaient platement vers l'avant moins de dix minutes après qu'on eut tenté de les redresser.
La gomina n'y changeait rien.

Au début de mon adolescence, je lus avec passion Le grand Meaulnes. Le personnage éponyme ne m’attira guère : je m’identifiai davantage à François dont je me sentais plus proche. Cependant, j’ai toujours en mémoire le portrait que l’auteur fait d’Augustin à sa première entrée dans la classe : «… et je vis qu’il avait les cheveux complètement ras comme un paysan.» Cette comparaison liée à ma "première sensation corporelle consciente" me hanta longtemps.

À la fin des années cinquante, le rock'n roll fit fleurir sur les fronts les "bananes" au Pento. Mais je n'étais pas très rock'n roll. De toute façon, lorsque je tentais de plaquer en arrière mes cheveux courts, l'échec était assuré : leur implantation particulière y était totalement rebelle.
En revanche, dès 1963, la Beatles mania me séduisit infiniment. Leur coiffure s'apparenta bien quelques temps plus tard à celle de Mireille Mathieu à laquelle pour rien au monde un garçon de mon époque eût voulu ressembler, mais pour l'heure, je n'en avais cure : une fois longs, un simple brushing (quotidien !) suffisait à leur donner l'aspect souhaité, j'étais à la mode, enfin, et cette mode me plaisait.
Il n'en était pas de même pour mon entourage d'adultes.
Première tentative.
Depuis mon entrée au lycée (en sixième), j'avais obtenu des pantalons pour aller en classe et mon père avait rangé sa tondeuse et son "coupe choux". Je me rendais chez un vrai coiffeur, une fois par mois environ. D'abord accompagné d'un de mes parents, puis bientôt seul, n'ayant qu'une rue à traverser pour m'y rendre. Ma mère pouvait éventuellement surveiller mon passage dans les clous (des vrais, en métal, gros comme une paume de main, fichés entre les pavés de granit de la rue, semblables à ceux qui serviraient en 1968 à ériger des barricades)
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